vendredi 30 janvier 2015

Quand bien même elle pleure, des rivières

Quand j'ai choisi ce stage j'ai tout de suite pensé à la mort, la peur, la noirceur et la souffrance, évidemment. J'ai peut être ressenti du dégoût -même si c'est difficile à avouer-, de devoir me préparer à côtoyer ces corps décharnés et douloureux, ces peaux vieillies, ridées, lésées, fixer ces yeux dilués et lointains. Et pourtant. Pourtant, je suis en soins palliatifs depuis plusieurs semaines et ce que j'observe chaque matin c'est de la grâce, oui, et de l'amour. De l'amour qui déborde, difficile à contenir et à épancher, de l'amour inquiet, de l'amour trop tard et de l'amour urgent. De l'amour pour des enfants perdus de vue qui reviendront juste avant qu'il ne soit trop tard serrer leur père dans leurs bras. De l'amour qui enveloppe cette très vielle dame qui s'éteint au milieu des chansons entonnées par trois générations. De l'amour qu'on redécouvre et ce monsieur qui ne fermait plus l’œil depuis des semaines qui réalise que lorsqu'il s'allonge contre le corps de sa femme il s'endort immédiatement, "la chaleur ça endort docteur", et l'amour ça rassure, monsieur. 

Quatrième étage, fond du couloir, entre deux paravents, il me dit "Vous avez entendu, ils annoncent de la neige". On ne voit plus que ses yeux qui brillent à cette idée, regarder la neige tomber depuis son lit d'hôpital. Deux étages plus haut elle sourit, toute petite tête ronde qui dépasse des trois couvertures - le chauffage est cassé dans sa chambre et elle s'en accommode. Qu'est ce que j'étais heureuse hier, m'explique-t-elle. Mes amies sont venues, on a fait une très belle fête, très très belle fête, on a même eu beau temps ! Elle s'agite, tire sur ses fils, elle s'inquiète pour son départ proche dans une autre structure mais sourit toujours, ses amies lui avaient tant manqué. Hier j'étais là, il faisait gris et froid, il n'y a que sa fille qui est venue la voir, inquiète, fatiguée. Il faut croire que parfois, la maladie en grignotant le cerveau fait réapparaître de jolies images chez les vieilles dames usées. Chambre au milieu du couloir, elle replace ses chaussons de ses mains qui tremblent. On parle de ses filles qu'elle veut préparer à sa disparition : "on s'aime trop docteur, alors je voudrais les empêcher de venir me voir pour qu'elles s'habituent vous voyez, mais j'y arrive pas". Je pense à ma mère, je me dis qu'elle serait tout à fait capable de penser pareil. J'espère qu'elle n'y arriverait pas non plus. "On n'est pas exceptionnels comme famille hein, mais on n'est pas mal". Autre bâtiment, aile A. Trois semaines qu'elle est enfermée dans cette chambre sans pouvoir en sortir, n'embrassant ses enfants qu'à travers un masque. Chaque matin elle nous demande ses résultats espérant une petite hausse de ses défenses immunitaires, chaque matin on pousse la porte désolées d'apporter de mauvaises nouvelles. Cette fois, elle n'attend plus : "ne vous inquiétez pas pour moi, je ne perds pas confiance". On se regarde décontenancées. Je crois qu'on a toutes les deux envie de la serrer contre nous. 

Ce n'est pas de la médecine comme on nous l'apprend à l'hôpital. Ce ne sont pas des diagnostics, des imageries à obtenir rapidement, des rendez vous à réserver et des bilans à rédiger. Ce n'est pas de la médecine debout, entre deux portes, vous m'excuserez mais je dois aller voir douze patients avant midi alors je ne peux pas vous écouter. C'est prendre le temps, entrer à tout petits pas, apprivoiser, s'asseoir sur cette chaise et écouter. Les familles, les patients, ceux qui accompagnent et ceux qui pansent. C'est la grâce des dernières heures qui s'envolent, pétries de douceur pour un peu, juste un peu, apaiser les larmes des cœurs. 

mercredi 14 janvier 2015

On ira voir la mer, on fera tourner des robes à paillettes et on accrochera des guirlandes dans de tout nouveaux salons. Après ce mois de décembre rugueux, douloureux, un peu trop lourd à porter pour mes petites épaules je n'attends pas beaucoup des premiers mois de 2015. On mettra la musique très fort dans la voiture et on roulera jusqu'à ce que mes paupières soient lourdes. A l'horizon la prochaine vie est encore embuée et ces derniers temps il est un peu plus difficile de trouver la force de faire avancer les pages. Je me surprends à regarder la pluie s'écouler sur la vitre de ma chambre bien trop souvent et il faut parfois un courage infini pour rassembler mes pensées sur le travail à abattre, jours après jours, semaines après semaines, interminable. On ouvrira ces livres de pâtisserie qui n'attendent que d'être tachés d'après midi à manger la pâte avant même qu'elle soit cuite, on aura mal au ventre et on s'amusera de notre gourmandise. Il y a eu toute cette douleur depuis mercredi 7, les informations qui arrivaient au goutte à goutte entre deux partiels et nos mots maladroits, choqués, apeurés. Je n'oublierai pas ce soir là, mes deux parents sur le canapé jaune les yeux rivés sur la télévision qui débitait bien trop d'horreurs à la minutes, larmes aux yeux et mains entrelacées. Mes mots vides de sens parce que plus rien ne tournait rond, mais ce besoin qu'on a eu d'en parler encore et encore même si on savait qu'ensuite la peur reviendrai me trouver la nuit. On parlera d'amour, de garçons qui se cherchent, de filles qui s'aiment, jusqu'au petit matin, et on dormira tout le jour sans que ça n'ait la moindre importance puisqu'il n'y aura plus cette chape de plomb sur nos épaules, plus de programme de révision, plus d'annales, plus de cas cliniques. Il faudrait que je pardonne à 2014. Que je vois dans les larmes que j'ai versées autant de moments qui m'ont construite, des petites briques qu'on empile peu à peu pour ne plus se laisser ébranler. Il faudrait que j'enlève les dernières échardes, même si elles semblent si fines qu'on pense devoir vivre avec toute la vie. On filera droit devant, loin.